Midona : l’immersion musicale au sein d’un conte vidéo-ludique

Dans Twilight Princess, l’un des thèmes musicaux les plus emblématiques est celui de Midona ; créature mystérieuse à l’aspect humanoïde et à l’attitude moqueuse et taquine, elle apparaît au tout début du jeu et reste aux côtés de Link jusqu’à la fin, le guidant tout au long de sa quête.

Voici une réduction pour piano de ce thème.

MidnasTheme

On perçoit immédiatement le décalage entre la personnalité décrite ci-dessus et le caractère pathétique de la musique. Le cor anglais utilise majoritairement le registre grave de sa tessiture, de même que l’orchestre à cordes qui l’accompagne arco, avec quelques pizz caverneux de contrebasses. Les harmonies sont particulièrement rampantes, avec des basses assez chromatiques (mesures 5 à 8 et mesures 18-19).

Notons aussi le balancement des mesures 1 à 4, entre un accord de sol# mineur (Ier degré) avec 9ème mineure, et un accord de Fa# mineur renversé en 6xte avec 4te augmentée (fausse dominante de sol# mineur, en mode de mi):

Balancement-Midna

Le thème s’extrait en réalité de cet enchaînement pour prolonger la montée chromatique des basses, révélant la véritable dominante (la# septième diminuée).

Dès sa première occurrence et de par sa tonalité triste et douloureuse, ce thème révèle au joueur l’énigme qui plane autour de Midona, lui faisant saisir l’importance de sa présence à ses côtés et le rôle primordial qu’elle va avoir au sein même du scénario.

Le thème de Midona va se retrouver à de multiples moments du jeu, mais bien souvent tronqué pour n’apparaître que sous la forme suivante :

Midna-Motif

Plus que l’entièreté du thème d’origine, c’est bien cette courte cellule mélodique (qui pourrait même être divisée par deux, se résumant à une quinte ascendante et une quarte descendante) qui va résonner comme un véritable leitmotiv tout au long de l’aventure : cette page fait une liste et un commentaire de ses diverses occurrences.

Triforce-Soundcloud

Quand le joueur récupère l’un des fragments du cristal d’ombre (l’objectif de la première partie du jeu), après avoir vaincu l’une des trois créatures terrifiantes qui en sont les gardiens, Midona lui explique l’importance et la dangerosité de ces étranges objets : ces renseignements sont accompagnées d’une musique décontractante après le rude combat qui vient d’avoir lieu.

Ici, arpèges de harpe et pizz de cordes graves accompagnent le leitmotiv précédemment défini, joué à la harpe et au glockenspiel. Cette cellule se déploie impassiblement sur quelques accords parfaits parallèles (Lab M, Solb M, Fab M puis à nouveau SolbM, mesures 1 à 4) avant que sa tête ne soit reprise et développée par les cordes aiguës, toujours accompagnées du glockenspiel (mesures 5  à 8). A noter les enchaînements harmoniques do mineur 7/dob M 7 (mes. 5-6) et sol mineur 7/solb M 7 (mes. 7-8) qui rappellent les basses chromatiques du thème original.

Boss-Room-Calm-Leitmotif

L’effet d’écho ajouté sur la harpe et surtout le balancement autour de ces quelques accords bien choisis contribue à renforcer le sentiment de calme et d’apaisement dans la large pièce vidée de toute menace : le temps est comme arrêté, le joueur peut en profiter pour reprendre son souffle. Cette mélopée apparaît finalement comme une virgule musicale entre deux parties très intenses du déroulement du jeu.

Triforce-Soundcloud

Une fois les trois cristaux retrouvés, l’histoire bascule et commence la deuxième partie de l’aventure. On retrouve ainsi le thème de Midona lorsque le héros, transformé en loup, transporte son acolyte sur le dos à travers la vaste plaine d’Hyrule pour espérer trouver un remède à la malédiction qui lui a été jetée : jouée d’abord au piano avant d’être rejointe par un orchestre à cordes, la mélodie est ici évoquée dans l’aigu, tel un glas sonnant la mort potentielle du personnage dans le cas où le joueur ne parviendrait pas à mener sa quête à bien (même si cette alternative n’est pas possible dans la programmation du jeu).

Plus que la simple cellule évoquée plus haut, on retrouve toute la première partie du thème de Midona, mais divisée en deux :

Midna-Motif-Tronque-1 et Midna-Motif-Tronque-2

Il y a dans cette pièce un dialogue entre ce motif d’une part et une bonne partie du thème de la plaine d’Hyrule d’autre part : c’est d’ailleurs celui-ci qui occupe la place principale et qui structure le morceau. Pour autant, le thème de Midona s’impose à la fin, dans un jeu de questions/réponses sur basse chromatique ascendante, contaminant ainsi les cordes frottées apparues dans la partie centrale, qui alors prolongeaient le thème de la plaine initialement évoqué, mais dans une version plus lente et douloureuse (pour plus de détails concernant le thème de la plaine d’Hyrule de Twilight Princess, cliquez ici).

Se crée à nouveau un décalage émotif très fort entre la musique et l’action : alors que la mort guette et que Link doit courir le plus vite possible pour espérer atteindre l’endroit où de l’aide lui sera peut-être fournie, la musique se veut solennelle et sans hâte, presque contemplative, un peu comme si l’heure fatidique de Midona avait déjà sonné. Cela crée un stress supplémentaire pour le joueur, réhaussant encore la profondeur de la scène et l’émotion qui s’en dégage. En effet, depuis son apparition, Midona n’a pas quitté le héros/joueur, l’aidant dans sa quête pour résoudre les énigmes, le renseignant sur le monde étrange dans lequel il évolue, le guidant au travers des donjons labyrinthiques qu’il a à gravir ; à cet instant du jeu, Midona, entre la vie et la mort, ne peut plus proposer son aide, et le héros se retrouve donc seul à prendre la décision de l’endroit où aller. Même si la destination est sous-entendue par les mécanismes du jeu qui empêchent en fait le joueur de s’orienter autre part que ce que le scénario a prévu, la sensation déboussolante de solitude est bien là, et cette musique froide et linéaire contribue fortement à son déploiement, de même qu’à révéler encore un peu plus le rôle central de Midona au sein de l’aventure.

Triforce-Soundcloud

En réalité, cette mélodie est déjà présente dès l’ouverture du jeu, à l’écran titre, avant toute action du joueur :

La première partie du morceau est une variation très solennelle et mélancolique du thème de l’écran-titre du tout premier opus de la saga : à l’origine assez court et laissant place au thème principal (Overworld), il est ici développé et se déploit beaucoup plus lentement, déclamé par un choeur mixte.

En ce qui concerne le thème de Midona, celui-ci n’apparaît qu’en toute fin de pièce, comme une ombre floue, l’évocation d’un mystère qui n’est autre que le fil conducteur du jeu tout entier.

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Beaucoup plus tard dans le jeu, le thème se fait entendre quand Midona se sacrifie pour redonner vie à la princesse Zelda, lors de l’affrontement final contre Ganondorf, seigneur du malin.

Le thème de Midona se rencontre à nouveau en toute fin du jeu, lors de la révélation de la véritable identité de l’héroïne, celle-ci quittant sa forme de gnome malicieux pour celle d’une femme à la grande beauté : la Princesse du Crépuscule, telle qu’elle était censée apparaitre avant d’être maudite par Xanto, usurpateur du trône du royaume des ombres.

La progression orchestrale et l’utilisation de quelques timbres particuliers (violon en harmoniques, triangle, glissandi de harpe) ne sont pas sans rappeler le climax des Entretiens de la Belle et la Bête, issus de Ma Mère l’Oie de Maurice Ravel, lors de la transformation de la Bête en Prince. Et en effet, comment ne pas faire le parallèle entre cette révélation de fin de jeu et le dénouement du fameux conte de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve ? Même s’il n’est pas ici question de baiser d’amour, à la manière du Prince retrouvant sa forme humaine, Midona est enfin libérée de son apparence vulgaire et bestiale, laissant la place à une créature incarnant grâce, beauté et volupté.

La transformation de la Bête, à 3:02.

L’assimilation de l’histoire de cet épisode de The Legend of Zelda à l’univers du conte nous permet d’en légitimer les aspects parfois simplistes et manichéens, récurrents à tous les opus de la saga. Bien que Midona soit un personnage au caractère et aux desseins assez ambigus tout au long de l’aventure, que le monde d’Hyrule soit extrêmement vaste et propose de rencontrer bon nombre de personnages secondaires assez caractérisés, le scénario de Twilight Princess (comme celui de tous les autres opus, d’ailleurs) ne recherche pas la complexité, ni intellectuelle, ni psychologique : bien au contraire, il tend à faire entrer le joueur dans un monde onirique, aux codes simples et clairs, mais dont la richesse et la diversité des régions traversées, des actions effectuées et des individus rencontrés suffit à divertir, émerveiller et émouvoir d’un bout à l’autre. Et ne sont-ce pas là quelques-un des objectifs primordiaux du conte ? A cela près qu’ici le joueur ne se contente pas simplement d’écouter et d’imaginer l’histoire : il en est le principal acteur, ce qui décuple encore l’immersion au sein du jeu et la puissance des émotions éprouvées tout au long de l’aventure. L’omniprésence du thème de Midona et son utilisation en tant que leitmotiv permettent ainsi de révéler la compagne de Link comme l’actrice principale de cet épisode (d’ailleurs, c’est elle qui donne son nom au sous-titre du jeu : Twilight Princess, Princesse du Crépuscule) et par conséquent unifier en musique l’intégralité de cette riche et intense oeuvre vidéo-ludique, dont l’histoire se conclura en apothéose émotionnelle.

Cette apothéose, il n’est possible de la ressentir que pendant l’épilogue du jeu, cinématique glissée au beau milieu du générique et réservée à ceux qui ont la patience d’en attendre la fin, après une cinquantaine d’heures de jeu : le thème de Midona se fait entendre une toute dernière fois, tintinnabulé dans l’aigu par quelques glockenspiel et célesta, tandis que Link et la Princesse du Crépuscule se font leurs adieux.

Mais cette fois, nous éviterons d’en dire plus sur cette scène, afin que le lecteur, désireux de vivre l’aventure exceptionnelle que propose The Legend of Zelda : Twilight Princess, garde toute la surprise et l’enchantement de ce moment d’une rare intensité affective au sein d’un jeu-vidéo.

Triforce-Soundcloud

L’analyse des leitmotivs de Twilight Princess continue avec celui de la plaine d’Hyrule. Cliquez ici pour en savoir plus.

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